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L’océan du Soleil, face à la petite cité de Doïra…

 

La première journée s’achevait lorsque la flotte de Tlazol parvint en vue de la passe étroite qui gardait la baie de Doïra. La fureur des éléments n’avait pas facilité le voyage. Un violent ouragan soufflait du sud-ouest, qui contraignait les navires à tirer des bordées, ce qui avait considérablement ralenti leur allure.

Doïra était située au fond d’un fjord dominé par deux falaises de hauteur inégale. Résultant probablement d’une rupture sismique ancienne qui avait disloqué le plateau avallonien, celle de gauche atteignait à peine trois cents coudées, tandis que celle de droite dépassait les quatre cent cinquante. De part et d’autre, la côte maritime offrait l’aspect d’une muraille infranchissable, dominant un chaos de récifs affleurants que les marées basses laissaient à découvert. Seule la passe, large d’un demi-mille, permettait d’accéder jusqu’à la cité. Compte tenu de la tempête, il était hors de question de se risquer à attaquer ce soir. Tlazol décida d’attendre l’aube.

Un autre élément inquiétait la Géante : depuis qu’elle avait quitté Hespérya, la nuée atomique avait perdu de son intensité, mais elle avait fait de nouvelles victimes. Tlazol ressentait les radiations autour d’elle, émanant sournoisement de chaque navire, suintant des voiles, l’environnant comme un blâme permanent. Déjà plus de deux cents guerriers avaient péri ; d’autres se plaignaient de douleurs au ventre, de brûlures superficielles, de rougeurs suspectes. Elle avait dû prendre sur elle-même pour ne pas faire jeter tous ces geignards par-dessus bord. Mais elle avait besoin d’eux, et elle ne gagnerait rien à déclencher une mutinerie. Au contraire, elle avait assuré qu’elle avait le pouvoir de guérir tous ceux qui se battraient avec courage. Il fallait tout d’abord remporter la victoire.

Cependant un vent de révolte grondait dans les rangs de ses guerriers. Peu avant de mourir, l’un d’eux lui avait craché à la face, rassemblant les dernières forces qui lui restaient :

— Je ne crois plus en toi ! Tu portes la mort, tu pues la mort ! Tu es bien la Déesse des ordures.

Tremblante de rage, elle avait concentré sa puissance sur le corps du mourant et l’avait embrasé d’un seul regard. Mais il avait déjà sombré dans le néant avant qu’elle ne l’atteignît.

Elle n’éprouvait aucun remords. Ophius était le plus beau des Géants, mais jamais il ne l’avait attirée. Jamais il ne lui avait inspiré le moindre sentiment comparable à ce qu’elle avait éprouvé pour Quetzal, dont il était le jumeau. S’isolant dans sa cabine, elle revécut la scène où elle avait approché ce Titan à la voix si chaude, si douce. Elle revoyait son visage, ses yeux. L’image de son corps la hantait chaque jour, chaque nuit, faisant naître dans ses reins de curieuses envies, des émotions inconnues.

Lorsqu’il l’avait accueillie, avec bienveillance et amitié, peu avant l’inauguration de ce temple qu’elle maudissait à présent, elle avait failli tout arrêter, le prévenir du piège immonde dans lequel elle s’apprêtait à le faire tomber. Mais il y avait à ses côtés cette Ocanaa, sa propre jumelle clonique, qui lui tenait la main, qui lui souriait – qui osait lui sourire, elle aussi – avec gratitude ! Elle aurait voulu l’écorcher vive. Par chance, elle avait su dresser un écran mental infranchissable pour éviter de dévoiler les sentiments passionnés qui lui rongeaient les entrailles.

Déchirée entre la haine et l’amour, elle avait déchaîné comme prévu la foudre mortelle sur les Titans. Depuis, le fantôme de Quetzal ne cessait de la poursuivre, de tarauder sa mémoire enfiévrée. Parfois elle avait envie de hurler. Les ténèbres s’étaient refermées sur elle, et elle n’aurait de répit que lorsqu’elle les aurait étendues sur le monde entier.

Elle se dressa et rencontra, dans le grand miroir qui décorait sa cabine, son visage défiguré, dévoré par une ignoble boursouflure rougeâtre, marbrée de nervures mauves. Une blessure qui ne voulait pas guérir, malgré tous ses efforts mentaux. De rage, elle se concentra sur la psyché, le verre s’émietta et s’embrasa, tombant en fines gouttelettes incandescentes sur le plancher.

 

Le lendemain, l’ouragan s’était quelque peu apaisé. Tlazol se rendit sur la passerelle où l’attendaient ses seconds. Elle remarqua leurs visages pâles et amaigris, leurs joues creusées, leurs yeux rougis, mais elle n’en avait cure. Cette fois, elle vaincrait, ou bien elle déclencherait le feu du ciel sur Avallon, comme elle l’avait fait pour Atlantis. Et si elle y perdait la vie, peu lui importait.

Par l’esprit, elle sonda le fjord situé au-delà de la passe creusée entre les deux murailles sombres. Des nuées d’oiseaux marins tournoyaient autour des nids, inaccessibles aux humains, qu’ils avaient construits dans les anfractuosités. Par moments, de pâles lueurs parvenaient à trouer l’épaisseur nuageuse. Des brumes stagnantes masquaient ici ou là les rochers, au pied des falaises, donnant au paysage le reflet d’un rêve. Mais Tlazol était incapable d’en percevoir la beauté sauvage ; seule l’intéressait la disposition des lieux.

La passe, longue de près de deux milles, s’élargissait au-delà en un lac marin d’une longueur de huit milles, large de trois. Tout au fond s’étendait la petite ville de Doïra, qui ne comptait guère plus de cinquante mille habitants. Sa flotte armée ne comportait qu’une dizaine de vaisseaux. Tlazol soupira ; prendre d’assaut ce trou à rats serait un jeu d’enfant. Elle tenta de discerner la présence mentale d’un Titan. En vain. Mais cela ne voulait rien dire ; peut-être celui-ci s’abritait-il derrière un écran psychique.

Puis elle entra en contact télépathique avec Ophius qui, à contrecœur, lui expliqua l’échec de la veille, et son nouveau plan. Tlazol ne dissimula même pas sa satisfaction ; ainsi ce porc comptait sur elle. Elle lui prouverait qu’elle était bien plus forte que lui.

Elle donna l’ordre à ses navires d’avancer en direction de la passe. La marée était haute, et favoriserait l’accès au fjord. Elle-même se tint en retrait. Bientôt on l’avertit qu’une vingtaine de vaisseaux avaient déjà franchi le chenal, et faisaient route vers le petit port frileusement blotti au pied de ses falaises. Les autres suivaient, déjà engagés dans le goulet, avançant à cinq de front. Encouragée par l’absence de résistance des Doïriens, elle avait voulu accélérer l’avance de sa flotte. Plus vite on aurait pris cette maudite ville, plus vite on pourrait débarquer et se diriger vers Poséidonia.

Ce fut alors que Tlazol comprit son erreur. Il y avait à présent plus d’une centaine de navires dans la passe, quand tout à coup, une déflagration effroyable se fit entendre. Avec horreur, Tlazol vit la partie supérieure de la falaise de droite vibrer, puis s’effondrer avec une lenteur terrible sur la flotte piégée à l’intérieur. L’instant d’après, le même phénomène se produisait avec la falaise de gauche. Des hurlements jaillirent des poitrines des guerriers sur lesquels s’abattit une avalanche de rochers énormes, qui broyaient les corps, pulvérisaient les coques, fauchaient les mâts. De multiples explosions retentirent un peu partout, tandis que la mer, agitée de furieux remous, se teinta de nuages écarlates.

Tlazol laissa échapper un rugissement de fureur. Ces chiens avaient préféré risquer de refermer la passe, condamnant ainsi leur ouverture sur l’océan. De l’autre côté, sur le lac à présent fermé, les navires atlantes avancèrent à la rencontre de la vingtaine de vaisseaux ennemis pris au piège. Commandés par Fraïa, ils pointèrent les lourds canons lance-éclairs vers leurs cibles qui, désemparées, se montraient incapables de manœuvrer. Deux navires s’éperonnèrent et commencèrent à sombrer. Puis de longs traits rouges frappèrent les autres, qui s’embrasèrent comme des fétus de paille.

En pleine mer, Tlazol dressa le bilan de son entreprise. Plus de cent vingt navires avaient disparu corps et biens. La passe n’avait pas totalement cessé d’exister, car les fonds étaient profonds à cet endroit. Mais ce qu’il en restait était encombré d’une multitude de carcasses de navires enchevêtrés, sur lesquels quelques survivants appelaient à l’aide. Elle fit envoyer des chaloupes afin de sauver ce qui pouvait l’être.

À Doïra, on acclama Fraïa avec enthousiasme. La jeune Titanide calma les esprits. Elle devinait, provenant de l’océan, des ondes maléfiques, les relents de la fureur de son ennemie. Sa flotte était encore forte de plus de deux cent cinquante unités. Et ce que Fraïa avait surpris dans l’esprit de la Géante n’était pas fait pour la rassurer. Elle savait à présent que seule Tlazol disposait encore de bombes à l’uraan, et qu’elle n’hésiterait pas à s’en servir. Elle l’avait déjà prouvé à Atlantis.

L'Archipel Du Soleil
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